Article reproduit dans la revue TRAHIR, 22 février 2021
Par Catherine Ego, traductrice littéraire
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Ce court texte, d’abord publié sur Facebook, se veut une réplique à un article intitulé « Première “vraie” traduction française du Chasseur au harpon, de Markoosie Patsauq » publié sur Radio-Canada
Circule depuis quelques heures une nouvelle ahurissante : Le harpon du chasseur, de Markoosie, ferait enfin l’objet d’une « première vraie traduction française ». Or, il se trouve que j’ai moi-même traduit Le Harpon il y a une dizaine d’années. Je tente ici de rétablir les faits et, surtout, de dénoncer un acte profondément colonialiste : retraduire en anglais un texte signé, en inuktitut et en anglais, de la main de l’auteur inuit Markoosie, en l’accusant au passage, en sous-texte, d’avoir produit un texte qui ne serait pas « vraiment » inuit…
Rappels historiques : Harpoon of the Hunter a été traduit de l’anglais vers le français deux fois avant cette traduction-ci – une fois par Claire Martin dans les années 1960 et une fois par moi-même en 2011, collection Jardin de Givre, PUQ. Or, ces traductions précédentes ne sont pas moins légitimes. Pourquoi? Parce que la version anglaise était signée de Markoosie lui-même, qui maîtrisait parfaitement cette langue, ayant d’ailleurs publié plusieurs de ses textes directement en anglais.
Le colonialisme, c’est donc d’affirmer « traduire » Le Harpon de l’inuktitut à l’anglais, car c’est dire que Markoosie aurait mal écrit son propre texte à l’époque, l’aurait mal défendu, qu’il ne possédait pas l’agentivité nécessaire pour rendre compte de son récit en anglais dans les années 1970 – et, pis encore, qu’il ne l’aurait jamais développée dans les 40 années qui ont suivi.
Markoosie a pourtant bel et bien autorisé la traduction de sa version anglaise du Harpon pour Jardin de givre en 2010, sans jamais demander à en retrancher ou à y ajouter ou préciser quoi que ce soit – ce qu’il aurait bien sûr facilement pu faire. Il était à l’époque en pleine forme mentale et physique, connaissait son texte et ses répercussions mieux que personne. Il était donc parfaitement satisfait de sa version anglaise. (Incidemment, c’est cette traduction française de Jardin de givre qui a donné un rayonnement véritablement international à son récit, puisqu’il a alors été traduit en hindi et marathi, ce dont Markoosie lui-même nous a dit être immensément heureux, car son livre dépassait enfin les frontières coloniales du Canada.)
En d’autres termes, le colonialisme ne se cache pas toujours où l’on croit, et une lecture attentive du périple du Harpon montre que, contrairement à ce que l’on pourrait croire, c’est dans cette soi-disant « première vraie traduction » abondamment claironnée dans les médias et les outils promotionnels qu’il se niche.
Ce qui est « intrinsèquement colonialiste », dans le cas présent, c’est de balayer d’un revers de la main le texte d’un auteur inuit sous le motif qu’on ne le trouverait pas « assez inuit »… Le texte inuktitut et le texte anglais de Markoosie sont inuits parce qu’ils sont de la plume de Markoosie, n’en déplaise aux cotraducteurs.
Je me réjouis que Le Harpon fasse l’objet de nouveaux regards littéraires et traductionnels, tant ce texte est riche et puissant. J’ai d’ailleurs souvent dit, dans des conférences ou des cours universitaires, qu’il avait été traduit deux fois et le serait sans doute encore à plusieurs reprises, et que ce serait très bien ainsi. Mais clamer qu’il s’agit ici de la première « vraie traduction française » est insultant et mensonger.
Cette manipulation de l’information dans un but commercial et publicitaire n’est digne ni d’Espaces autochtones (Radio-Canada), ni du très beau livre de Markoosie, ni, surtout, de l’auteur Markoosie lui-même.
2 réponses à “Réplique: les traductions françaises de Markoosie”
- VH 26 février 2021 à 23:38 Catherine Ego a parfaitement raison de dire qu’il existe deux traductions françaises de Harpoon of the Hunter (1970), mais ce n’est pas le texte que nous (Mahieu et Henitiuk) avons traduit. Notre texte source est une version antérieure du récit, en inuktitut, par le même auteur. La traduction d’Ego est magnifique (comme nous l’écrivons dans notre commentaire), mais il n’en reste pas moins qu’elle se fonde sur une version très différente et très remaniée du récit d’origine de Markoosie Patsauq. Cela résulte des pratiques qui avaient cours à l’époque en matière d’édition des auteurs autochtones, et du fait qu’aucune histoire n’est jamais rendue de la même façon dans deux langues (y compris par le même auteur), surtout quand l’une des langues est dominante et l’autre dominée. Et oui, Markoosie avait toutes les raisons d’être fier de Harpoon of the Hunter, qui reste cinquante ans après le plus grand succès de librairie de McGill-Queen’s University Press. Mais Markoosie était également très heureux que quelqu’un prenne enfin le temps de lire l’histoire qu’il avait conçue à l’origine pour les lecteurs inuit. Toute personne intéressée par les « faits » est vivement encouragée à lire notre édition critique, incluant une analyse et une contextualisation, ainsi que l’histoire d’origine en inuktitut (syllabique et alphabétique), suivie de nos traductions rigoureuses en anglais et en français. Notre ouvrage contient aussi une longue introduction de Markoosie expliquant la genèse de son travail. https://www.mqup.ca/uumajursiutik-unaatuinnamut—hunter-with-harpoon—chasseur-au-harpon-products-9780228003588.php?page_id=107509& Réponse
2. Catherine Ego 28 février 2021 à 21:25 Le problème, Valerie*, ainsi que je le souligne dans mon commentaire, c’est que votre version est présentée dans les médias comme étant la première «vraie» traduction.
Je ne reprendrai pas mon commentaire point par point ici, mais je réaffirme qu’il est infantilisant d’avancer que la version anglaise de Markoosie, qu’il a maintenue jusqu’à la fin de sa vie, et dont il était, ainsi que tu le soulignes d’ailleurs, très fier, serait moins «légitime» que la version en inuktitut. C’est faire bon marché de la latitude littéraire de l’auteur Markoosie au profit d’une réduction de sa personne à son seul être inuit/«inuktitutophone». Markoosie avait absolue liberté de retoucher son manuscrit en le traduisant (encore une fois, dans une langue qu’il maîtrisait parfaitement), ainsi que le fait actuellement une Niviaq Korneliussen, par exemple, autrice affirmée qu’on ne peut certes pas soupçonner de se laisser manipuler par de méchants éditeurs complaisants à l’égard du colonisateur.
Jardin de Givre a offert à Markoosie toute latitude de retoucher sa version anglaise quand je l’ai traduite, il y a dix ans, et il a choisi de ne pas le faire. Cette décision littéraire de l’auteur Markoosie ne doit pas être présentée comme une abdication face aux éditeurs. C’était un choix assumé de sa part.
Ainsi que Markoosie l’écrit dans l’avant-propos qu’il a rédigé (à la main, s’il vous plaît!) pour l’édition Jardin de givre de 2011 : « Je l’ai écrite [cette histoire] pour qu’elle reste vivante ». Les traductions antérieures ainsi que la publication du texte en inuktitut par Jardin de Givre, qui faisait là œuvre pionnière, ne l’oublions pas, ont gardé cette histoire en vie. Il est injuste qu’elles soient présentées comme des trahisons – d’autant plus, je le répète, que la version anglaise de Markoosie n’est pas moins légitime que sa version inuktitute.
Je tenais à apporter ces rectifications, par considération envers les gens qui ont « gardé cette histoire en vie » jusqu’ici avec sérieux, avec respect, avec rigueur, et par égard pour la mémoire de l’homme libre et de l’auteur qu’était Markoosie. [*Je me permets ici de continuer ici à t’appeler par ton prénom et à te tutoyer, puisque nous nous sommes rencontrées il y a quelques années et avons ensuite échangé plusieurs courriels à ta demande, car tu voulais alors m’interroger sur mon processus de traduction de Markoosie. (Je ne sais pas si ton projet de retraduction était déjà sur les rails à l’époque.)] Réponse